Au nom de la flèche du temps : le défi de Prigogine (Cosmopolitiques 5)

En ce XXe siècle, où la physique s'est identifiée à la science révolutionnaire par excellence, l'œuvre passionnée d'Ilya Prigogine constitue une singulière anomalie. Anormale parce qu'elle prend le parti du monde des phénomènes physiques contre le pouvoir de la théorie, jugé abusif ; mais anormale aussi par sa longue obstination à une époque où la rapidité fait foi.
Le combat avait commencé au début des années soixante, sur un mode mineur : Prigogine demandait à ses collègues de reconnaître qu' " il y a certainement une signification physique profonde dans l'équation de Boltzman ". Thèse apparemment bien légitime : l'équation de Boltzmann permet de décrire avec succès le comportement de non-équilibre des gaz dilués. Mais thèse iconoclaste : car, depuis que la croissance de l'entropie a été renvoyée aux seules probabilités, le comportement de non-équilibre n'est plus sensé autoriser la moindre " signification profonde ". Raconter l'histoire de ce combat, comme le fait Isabelle Stengers dans ce livre, revient à interroger les lois fondamentales sous l'angle du lien entre théorie, valeur et obligation. En effet, sans ce lien, ni la position de Prigogine ni celle des physiciens contre qui il va chercher des arguments toujours plus puissants ne sont intelligibles. L'auteur montre que ce lien permet d' " inventer " des problèmes : Il y a Prigogine qui oppose ainsi des lois nouvelles, les " lois du chaos ", au déterminisme absolu des lois fondamentales de la physique. La physique est habitée par la passion de la loi, mais la manière dont cette passion est ici réinventée pourrait ouvrir de nouvelles voies, vitales pour une " écologie des pratiques ". Serait-il possible que le physicien ne se présente plus comme celui par qui s'opère la fascinante découverte des lois de la nature ? Serait-il possible de célébrer avec lui l'extraordinaire aventure que constitue l'invention d'un objet capable de dicter la manière dont il doit être décrit ?